• 2 octobre 2000

     

    "Quand nous pénètrerons, la gueule de travers

     

    dans l’empire des morts …"

     

    Je n’arrive pas à bouger. Je me suis réveillé, comme un murmure. Je me demande si j’ai froid. J’ai cru au début que c’était encore un de ces rêves de mon enfance. Je suis seul dans l’obscurité d’un couloir et je vois la lumière de la chambre des parents. J’avance sans rien dire, mon souffle comme un sanglot. J’avance et le couloir se resserre, ce sont des matelas qui m’étouffent, je me faufile entre la masse molle qui oppresse mon corps, je tourne, je tombe le roulis m’écrase. La peur devant leur porte, le souffle court, une plainte profonde déchire la confiance de mes huit ans. Je gratte le bois sur le tapis sale incapable d’entrer ou de m’enfuir, proche du secours de leur tendresse, incapable de faire demi-tour. Je pleure à travers la porte, ils m’entendent et me questionnent dans la lassitude de ceux qui ne peuvent rien faire pour moi, mes larmes m’étranglent, ils ne bougent pas, je les entends qui se rendorment, j’attends que le froid s’estompe. Mais cette fois je ne dors pas, je n’ai plus huit ans, c’est bien moi, là dans le noir. Je suis réveillé mais l’obscurité est totale. Je ne reconnais ni l’odeur de ma chambre, ni l’humidité de la maison familiale. Carole n’est pas là. Je crois que je suis seul. Il y a ce murmure, le bruit de l’autoroute porté par le vent d’Est ou bien alors des vagues, l’océan qui me berce. J’ai voulu porter la main à mon visage, la passer dans mes cheveux. Elle n’a pas bougé. Je dois être attaché. Mes pieds n’ont pas frémi quand je le leur ai ordonné. Qui m’a fait ça, Suis-je mort ? Ces murmures…peut-être les sauveteurs au-dessus de ma tête. Un tremblement de terre, une explosion qui m’a ensevelie. Il faut qu’ils me trouvent, je dois crier, leur faire un signe. Savent-ils que je suis là ? Me cherchent-ils ? N’abandonnez pas les recherches, il reste quelqu’un là-dessous! N’envoyez pas les bulldozers, pas encore ! Je suis là!

    Une voix étouffée, je crois qu’on me parle. On m’a drogué, on m’a kidnappé, oui c’est ça on m’a kidnappé. Mais pourquoi ? On me touche les yeux, quelqu’un a soulevé ma paupière, du blanc, juste du blanc. On me touche, on me palpe. Je crie mais on n’entend rien, écoutez-moi, arrêtez ! J’ai chaud. Je me sens mal, je sens que je tombe, on m’a poussé, je tombe, je m’accroche, j’essaie de me retenir, je crois que je suis mort. Mais je voulais un ciel sans nuit.

    Un bord de route, des cabanes de tôle, des enfants hilares longent les crevasses du bitume enseveli. Une vieille femme accroupie derrière une bassine d’huile volcanique propose les fruits bruns de sa friture. Le sable crisse sous mon pas alourdi de chaleur, les taxis au loin comme immobiles s’approchent sans bruit. D’autres voitures surgissent d’un chemin perpendiculaire entre deux débordements de bougainvilliers au-dessus des murettes acérées.

    Un camion vénéneux soulève mes ténèbres, asphyxiant. Je cherche à reprendre mon souffle…. Il fait noir. J’inspire, j’essaie d’inspirer. L’air n’entre pas, j’ouvre la bouche, je me noie dans un gargouillement infâme, l’air n’entre pas. Le nuage de latérite du camion me submerge, j’ai avalé une dune, qui m’étrangle, me tiraille. On m’enfonce un pieu dans la gorge. Je veux hurler, je veux respirer. J’ai toujours été incapable de tenir en apnée plus de vingt secondes. Je sens les secondes qui passent, je sens la sueur intérieure, ma force se tourne contre moi, dans un collet que chaque espoir étrangle, je sens mon sursaut, ma dignité, ma dernière heure, je me referme, je m'enfonce, mon cœur va s'arrêter,  je vais me renoncer. Le bruit d’un flot d’écume submerge ma conscience, la lave sous mes paupières, c’est mes yeux qui s’enflamment. Je compte les secondes. Je compte les secondes. Je compte les. Je compte. Je.

     

    Je respire.

    Mais dites-moi ce qui m’arrive. Je n’inspire pas, je n’expire pas. Je respire. Ma cage thoracique se soulève juste assez pour que je m’en aperçoive. Je sais que je respire malgré tout, malgré le pieu dans ma gorge malgré la noyade qui continue, malgré la sueur. Je suis dans une poche d’air au fond de l’océan, une fine flaque claire trouvée du bout des lèvres sous l’eau glacée de ma suffocation. Comment suis-je arrivé là. Je me calme, je respire, ce pieu dans ma gorge, je respire. Ce pieu dans ma gorge, me respire. Ce pieu dans ma gorge .... On a troué ma gorge ! C'est cette angine tenace qui me maintient en vie. On a pris mon corps en charge, j’ai eu un problème. Quelqu’un s’occupe de moi. Je suis moi, je suis là. Je ne suis donc pas mort, on m’a sauvé la vie. On me sauve. Je ne suis pas mort, je ne suis pas mort, je ne suis pas mort. On me maintient en vie.

     

     

     

     

     


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