• "Quand nous pénètrerons, la gueule de travers

    dans l’empire des morts …" *                                                        

     

    J’ai oublié la suite. J’essaie de me concentrer, de retrouver les mots de Queneau. Rien d’autre. J’aime déclamer ses vers juste après le dessert, savourer le sourire gêné de Carole qui fait le tour des convives pour apprécier leur lassitude. Moment obligé des repas entre amis, j’abuse de leur bienveillance en assénant ma poésie, la mort de l’intelligence critique et le goût de la complexité, défendant le tissage des mots en poèmes, seule expression de l’indicible. Il sourient, me laissent faire. Je cherche mon Queneau mais seuls deux vers me viennent, ce doit être ça, ce qui me reste quand j’ai tout oublié. Pas grand chose.

    Une main sur mon front. Je secoue la tête. Pas un mouvement. Je connais cette voix. Elle me parle, elle me caresse, me berce, m’attend. Je veux pleurer, je veux mourir, je connais cette voix. Que voit-elle. Quelle vision la meurtrit ? Cette main me caresse, cette voix est là pour moi, on est venu me voir, oui mais dans quel état. Faites-la sortir, faites-moi disparaître, faites de moi un dieu, un souvenir éternel. Ne me regardez pas, ne pleurez pas sur moi, ne parlez pas de moi, ne pensez pas à moi. Dites que je suis en voyage, que je vis tous mes rêves, je suis sous le soleil, je suis dans l’Harmattan, je vogue sur les flots bercé par les sirènes, dites que je suis loin assis dans un marché à vendre du gombo, quelques poissons séchés, que je vais à la pêche aux sourires et des âmes, j’avance imperturbable, je connais mille langues, j’ai des amis partout, je parle et on m’entend, je marche avec les gens, je grandis avec eux, je suis à Agadez au milieu d'un marché. Ou ne leur dites rien, oublier d’en parler. Gardez une photo où j’avais su sourire sans mettre rien derrière. Gardez cette photo dans un coin de vous-même, au bord d’une fenêtre. Le temps la jaunira, le vent l’emportera et vous serez sans moi. 

    Cette main me caresse, j’entends une voix sourde. Deux voix, qui se répondent. Je connais la première. Il est là, quelque part, au-dessus. Il me voit. Chassez-le. Dites-lui fortement que ce n’est pas son père, qu’on l'a dit par erreur, qu'on a dû se tromper, que la masse qui gargouille sous le linge n’est rien.

    Un hurlement me sonne, une femme hystérique demande qu’on la tue, lui prenne son cerveau pour le greffer dans le crâne de sa fille ou quelque chose comme ça. La voix douce d’un soignant, fataliste rassurante. Deuxième bourrasque, elle hurle, inonde le silence de son sacrifice. J’écoute. 

    J’ai d’abord pensé à un voisin de chambre au sommeil bruyant, une respiration lourde. Je voulais me retourner, laisser le souffle derrière moi comme avec Carole lorsque je la pousse dans son sommeil sur le côté du lit pour pouvoir m’endormir. Mon esprit s’est greffé à cette respiration, irrémédiablement, condamné à subir les incantations âcre de ce dormeur trop proche. Pulsation ponctuée d’un cliquetis régulier, vidange d’un soufflet, j’en ai copié le rythme sans y faire attention. Imperturbable, continu, ce doit être le respirateur d’un comateux profond. Soins intensifs, ai-je eu un accident.

    Le téléphone, plusieurs fois, la voix posée et douce d’une infirmière informant la famille, les sabots sur le carrelage, un chariot métallique sautant sur un seuil de porte. Une sonnerie stridente, toujours la même, d’un proche derrière la porte pour une visite. L’attente de l’entrée, le temps de l’habillage (« N’oubliez pas d’enfiler une blouse et des chaussons, on vient vous chercher »), le délai annoncé le temps d’une toilette. Sont-ce les miens qui sont là, derrière la porte, impatient de venir. Peut-on être impatient mais qu'y a-t-il voir ? Combien de fois déjà ont-ils tenté leur chance. Qui est venu. Comment les ai-je reçus, sont-ils revenus. Le chariot s’arrête à un centimètre de mon oreille. La fraîcheur du linge qu’on soulève, je dois être nu sous la lumière, sous le regard médical. Je suis un corps qu’on lave, on me pèse, on me soulève les membres. Est-ce que tout le monde me voit, j’entends qu’on me parle, les geste sont fermes, on me bascule. Est-ce qu’on me parfume. Je baigne dans ma merde ? On a dû m’équiper d’un appareillage hygiénique, à moins qu’on garde ça pour les belles images. Je suis sur le côté, le drap s’échappe sous moi, une patte humide parcours mon dos en z, je voudrais que ça dure, je sens qu’on me touche, les mains, les gants, déterminent mon corps, je m’imagine dans les contours du moule que les mains dessinent. On tire mon bras, je tourne de l’autre côté. Des doigts brûlants me saisissent à la cheville, ma jambe se plie, deux fois, trois fois, encore, et l’autre jambe. Une femme est entrée, à pas de velours, elle est allée vers le fond. Elle appelle sa mère, doucement, puis plus fort. Elle l’appelle pour la réveiller, pour lui dire qu’elle est là, toute seule à l’attendre. Elle l’appelle et dans ses « Maman » se confondent le reproche de l’abandon, l’impuissance face au néant, la peur de repartir seule et de devoir rentrer chez elle sans aucune promesse. De plus en plus fort, entêtants, la petite appelle sa mère, elle ne partira plus, elle a décidé de la réveiller, elle sanglote. Je ne bouge pas.

    J’entends des commentaires, on parle du 6, du 5, de la 3. A-t-on donné un numéro à mon corps, une immatriculation. La 3 n’a pas été changée, il faudrait y penser avant midi. La saturation du 6 a baissé. Le 5 fait quelques progrès, ses pupilles sont plus réactives, il semble plus agité, on dirait qu’il entend. Un doute soudain, que j’essaie de chasser, une évidence à balayer, tenace, à vérifier. Ma cage thoracique, ma respiration, j’essaie de dissocier mon alimentation propre du bruit de la machine. Je m’écroule, je suis branché. Je suis ce voisin comateux respirant en soufflet.

     

     

     

     *Queneau L'instant fatal


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    "Quand nous pénètrerons, la gueule de travers

     

    dans l’empire des morts …"

     

    Je n’arrive pas à bouger. Je me suis réveillé, comme un murmure. Je me demande si j’ai froid. J’ai cru au début que c’était encore un de ces rêves de mon enfance. Je suis seul dans l’obscurité d’un couloir et je vois la lumière de la chambre des parents. J’avance sans rien dire, mon souffle comme un sanglot. J’avance et le couloir se resserre, ce sont des matelas qui m’étouffent, je me faufile entre la masse molle qui oppresse mon corps, je tourne, je tombe le roulis m’écrase. La peur devant leur porte, le souffle court, une plainte profonde déchire la confiance de mes huit ans. Je gratte le bois sur le tapis sale incapable d’entrer ou de m’enfuir, proche du secours de leur tendresse, incapable de faire demi-tour. Je pleure à travers la porte, ils m’entendent et me questionnent dans la lassitude de ceux qui ne peuvent rien faire pour moi, mes larmes m’étranglent, ils ne bougent pas, je les entends qui se rendorment, j’attends que le froid s’estompe. Mais cette fois je ne dors pas, je n’ai plus huit ans, c’est bien moi, là dans le noir. Je suis réveillé mais l’obscurité est totale. Je ne reconnais ni l’odeur de ma chambre, ni l’humidité de la maison familiale. Carole n’est pas là. Je crois que je suis seul. Il y a ce murmure, le bruit de l’autoroute porté par le vent d’Est ou bien alors des vagues, l’océan qui me berce. J’ai voulu porter la main à mon visage, la passer dans mes cheveux. Elle n’a pas bougé. Je dois être attaché. Mes pieds n’ont pas frémi quand je le leur ai ordonné. Qui m’a fait ça, Suis-je mort ? Ces murmures…peut-être les sauveteurs au-dessus de ma tête. Un tremblement de terre, une explosion qui m’a ensevelie. Il faut qu’ils me trouvent, je dois crier, leur faire un signe. Savent-ils que je suis là ? Me cherchent-ils ? N’abandonnez pas les recherches, il reste quelqu’un là-dessous! N’envoyez pas les bulldozers, pas encore ! Je suis là!

    Une voix étouffée, je crois qu’on me parle. On m’a drogué, on m’a kidnappé, oui c’est ça on m’a kidnappé. Mais pourquoi ? On me touche les yeux, quelqu’un a soulevé ma paupière, du blanc, juste du blanc. On me touche, on me palpe. Je crie mais on n’entend rien, écoutez-moi, arrêtez ! J’ai chaud. Je me sens mal, je sens que je tombe, on m’a poussé, je tombe, je m’accroche, j’essaie de me retenir, je crois que je suis mort. Mais je voulais un ciel sans nuit.

    Un bord de route, des cabanes de tôle, des enfants hilares longent les crevasses du bitume enseveli. Une vieille femme accroupie derrière une bassine d’huile volcanique propose les fruits bruns de sa friture. Le sable crisse sous mon pas alourdi de chaleur, les taxis au loin comme immobiles s’approchent sans bruit. D’autres voitures surgissent d’un chemin perpendiculaire entre deux débordements de bougainvilliers au-dessus des murettes acérées.

    Un camion vénéneux soulève mes ténèbres, asphyxiant. Je cherche à reprendre mon souffle…. Il fait noir. J’inspire, j’essaie d’inspirer. L’air n’entre pas, j’ouvre la bouche, je me noie dans un gargouillement infâme, l’air n’entre pas. Le nuage de latérite du camion me submerge, j’ai avalé une dune, qui m’étrangle, me tiraille. On m’enfonce un pieu dans la gorge. Je veux hurler, je veux respirer. J’ai toujours été incapable de tenir en apnée plus de vingt secondes. Je sens les secondes qui passent, je sens la sueur intérieure, ma force se tourne contre moi, dans un collet que chaque espoir étrangle, je sens mon sursaut, ma dignité, ma dernière heure, je me referme, je m'enfonce, mon cœur va s'arrêter,  je vais me renoncer. Le bruit d’un flot d’écume submerge ma conscience, la lave sous mes paupières, c’est mes yeux qui s’enflamment. Je compte les secondes. Je compte les secondes. Je compte les. Je compte. Je.

     

    Je respire.

    Mais dites-moi ce qui m’arrive. Je n’inspire pas, je n’expire pas. Je respire. Ma cage thoracique se soulève juste assez pour que je m’en aperçoive. Je sais que je respire malgré tout, malgré le pieu dans ma gorge malgré la noyade qui continue, malgré la sueur. Je suis dans une poche d’air au fond de l’océan, une fine flaque claire trouvée du bout des lèvres sous l’eau glacée de ma suffocation. Comment suis-je arrivé là. Je me calme, je respire, ce pieu dans ma gorge, je respire. Ce pieu dans ma gorge, me respire. Ce pieu dans ma gorge .... On a troué ma gorge ! C'est cette angine tenace qui me maintient en vie. On a pris mon corps en charge, j’ai eu un problème. Quelqu’un s’occupe de moi. Je suis moi, je suis là. Je ne suis donc pas mort, on m’a sauvé la vie. On me sauve. Je ne suis pas mort, je ne suis pas mort, je ne suis pas mort. On me maintient en vie.

     

     

     

     

     


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